FRANCE - CROATIE | 14/23 |
A l'autre bout du pays, à Dubrovnik, certains érudits semblent désormais connaître suffisamment le français pour entreprendre la traduction d'oeuvres françaises. Tel est le cas, par exemple, du jésuite Ivan Marija Matijaseviæ qui puise dans les textes de l'évêque Jean Joseph Languet de Gergy (63) pour composer son "Srce Jezusovo" (1783). Tel est le cas également de Djuro Matijaseviæ (1670-1728), de Domenico Bianchi (1687- 1723), de Frano Jero Buniæ (1687-1749) ou d'Ignjacio Djurdjevic(1675-1757), tous membres de l'Académie des Oisifs (Akademija Izpraznih), qui s'attellent à la traduction des "Lettres" de Guez de Balzac, des ouvrages pieux de François Nepveu (64) ou des monographies de l'abbé Prévost. Bon connaisseur de Pascal et traducteur de Marc-Antoine Gigues, Djurdjeviæ finit même, au nom de la tradition italianisante, par s'insurger contre cette mode française (la "francezarija") qui envahit sa ville au point d'en subjuger totalement les gens de lettres...
L'une des manifestations les plus remarquables de cette "francezarija" réside incontestablement dans la traduction et l'adaptation de la majorité des pièces de Molière par un petit groupe de lettrés ragusains. II s'agit bien là d'un phénomène unique ou, comme l'affirme Mirko Tomasoviæ, "d'une communication exceptionnelle entre deux littératures distinctes sur les plans de la langue et de la tradition, et ce par l'intermédiaire d'un géant de la comédie" (65). Concrètement, ce sont vingt- trois textes de Poquelin qui sont ainsi traduits et adaptés pour être joués au théâtre de l'Orsan (66) par la petite troupe de Marin Tudiseviæ. Principal traducteur, ce dernier anime une fort dynamique équipe où se détachent les noms de Ivan Buniæ Sarov, Ivo Franatica Sorkoceviæ et Petar Boskoviæ. Extrêmement féconds, ces jeunes écrivains ne se contentent pas d'imposer leurs "molijerade" ; cerains d'entre eux entreprennent d'autres travaux, comme I. F. Sorkoceviæ et Bizarro qui commencent à traduire en italien "L'esprit des Lois" et la tragédie "Eryphile" (Voltaire), ou Petar Boskoviæ qui entame la traduction en croate du "Cid" de Corneille. Miko Proto réalise, quant à lui, l'adaptation du "Pathelin" de Brueys et Palaprat (67) ; croatisée sous le titre de "Poksinokat", cette pièce est présentée sur scène en 1792 (l'original français date de 1756) et elle marque la fin de la domination incontestée du théâtre français à Raguse.
Parallèlement à ce profond engouement pour Molière, le public ragusain témoigne d'une réelle curiosité pour les "idées nouvelles" qui viennent de France. Commentant cette période dans un mémoire de 1766 (68), le consul de France, Alexandre Le Maire en fait le constat : '... les Raguzois, écrit-il, font plus de cas de la littérature française que de toute autre ; quelques-uns apprennent la langue pour pouvoir lire les livres français ; (...) parmi les femmes, il y en a quelques-unes qui lisent volontiers les bons livres français et italiens, et qui entendent passablement ces deux langues (69).
62. Nicolas Caussin (1583-1651),
père
jésuite, confesseur de Louis XIII
et du
duc d'Enghien (le grand Condé),
était le
rival du Cardinal de Richelieu.
63. Adversaire acharné des
Jansénistes,
Jean-Joseph Languet de Gergy (1677 1753)
fut archevêque de Sens (1730).
Membre de
l'Académie Française (1721
), il fut
l'aumonier de la Dauphine à partir
de
1715.
64. Le jésuite François
Nepveu (1639-1708)
est l'auteur d'ouvrages édifiants
: De la
connaissance et de I'amnur de
Jésus-
Christ (1681), Exercices intér-
ieurs
pour honorer les mystères de
Jésus-
Christ (1691), La manière de se
préparer à la mort (1693),
etc...
65. Aspects de la réception croate
de
Molière au XVllle siècle,
Mirko
Tomasoviæ, in Les Croate.s et la
civilisation du liure, pp. 75-90.
66 Quelques titres d'adaptations : "Jarac
u pameti" (Sganarelle), "Nauk od muzov"
(L'école des maris), "Tarto"
(Tartuffe),
"Mizantrop" (Le Misanthrope), "Lakomac"
(L'Avare), "Ilija Kuljas" (Le Rourgeois
Gentilhomme?. "Nemocnik u pameti"
(Le
malade imaginaire), etc...
67 David Augustin de Brueys (1640-1723)
et Jean de Bigot Palaprat (16501721)
étaient deux calvinistes convertis
au
catholicisme. Le second ria pratiquement
rien écrit, et l'essentiel de leur
oeuvre
("Gabinie", "Asba", "Le Grondeur",
"L'Avocat Pathelin") est dû
à Brueys.